Le sort tragique des jeunes subsahariens migrants
Les rues de nombreuses villes françaises ont vu se multiplier une population nouvelle de jeunes subsahariens. Ces jeunes parlent français, plus ou moins bien, car ils proviennent pour l’essentiel d’anciennes colonies françaises. Ils sont pour la plupart arrivés illégalement à travers un voyage long et dangereux dont nous connaissons surtout les affres de la traversée de la méditerranée. Ils ne sont ni des réfugiés (personnes qu’il faut mettre à l’abri d’une menace directe), ni vraiment des migrants économiques (en général personnes adultes se déplaçant souvent en famille). Eux ont généralement été envoyés et constituent une cause humanitaire spécifique du fait de leur jeune âge, leur isolement familial et des difficultés à leur organiser un accueil adapté.
L’Afrique subsaharienne est une région d’émigration forcée depuis très longtemps. Joseph KESSEL réussit à interroger tous les acteurs de la vente d’esclaves en provenance d’Afrique subsaharienne vers les pays du Golfe [1]. Il montre que beaucoup de ces esclaves ont été vendus par leur famille, souvent à des trafiquants noirs, qui eux-mêmes les revendent à des trafiquants arabes. Les parcours sont très périlleux notamment parce que les puissances occidentales les ont interdits. Il constate aussi une passivité, sinon une complicité des fonctionnaires et des gouvernements traversés par ces caravanes.
Aujourd’hui, les jeunes migrants illégaux qui traversent Afrique du Nord et mer, semblent avoir pris leur relai. Beaucoup de jeunes sont envoyés par leurs familles, souvent contre leur volonté. Ces familles commencent par payer des passeurs locaux, qui passent la main à des passeurs maghrébins. Le financement de ces trafics génère pratiquement autant d’argent pour les passeurs qu’au temps de l’esclavage avec un risque très élevé de mortalité en chemin. Il semble bien que les passeurs parviennent d’une manière ou l’autre à garder le contrôle des migrants pour assurer un retour sur investissement.
La question est donc pourquoi existe-t-il tant de bras en trop dans ses régions sous-développées ? On imagine que les mêmes investissements avec le travail fournit par ces bras exportés pourrait contribuer à une amélioration sensible du sort de ces régions. Sylvie FAIZANG et Odile JOURNET [2] ne disaient pas autre chose quand elles observaient des femmes ayant réussi à s’autonomiser de leur mari polygame (Guinée Bissau). Ces dernières parvenaient à s’enrichir en développant une activité de commerce à partir des produits venant de leur région d’origine.
Même si le flux de jeunes migrants subsahariens vers l’Europe a toujours existé. Il a fortement augmenté ces dernières années. De plus en plus de jeunes prennent des risques insensés pour venir travailler en Europe. La connaissance du travail d’une association d’aide à ces jeunes migrants a permis de reconstituer l’histoire de nombre d’entre eux. La grande majorité de ces jeunes migrants sont de familles polygames. C’est la mort d’un parent qui constitue généralement le déclencheur de la décision de les faire migrer. Doris BONNET et Daniel DELANOE, ethnopsychiatres, parlent eux de désaffiliation familiale [3]
En socio-économiste, nous allons tenter de faire une rapide analyse coûts avantage de ces transferts illégaux de population. Aujourd’hui, dans le cas des migrations vers la France, les jeunes migrants viennent dans l’espoir d’être pris en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance, c’est ce qui apparaît dans nombre de discours de jeunes ivoiriens encore en Afrique (« En France, si on dit qu’on est mineur, on est pris en charge ») La plupart d’entre eux viennent de familles polygames. Dans une famille polygame, la femme est plus un « objet » vendable qu’un sujet possédant. Si le père meurt, la femme est héritée par un des membres de la famille du père. Les enfants sont un coût attaché à cet objet. Ils connaissent assez peu leur père. La perte de leur mère les transforme en poids pour la famille élargie, et surtout, elle leur fait perdre leur seul soutien dans la famille élargie. D’où l’idée de s’en débarrasser.
Si le départ se fait de manière légale, il nécessite un visa, une formation initiale sur place, avec éventuellement un complément en Europe. A la suite de quoi, le jeune adulte travaille généralement un certain temps en Europe et rentre ou non en Afrique. Les trajectoires de ce type semblent bénéfiques pour les jeunes en question, ainsi que pour leur famille. Notons que dans ce cas, un certain nombre de jeunes finissent par couper complètement avec leur famille, refusant de leur envoyer systématiquement de l’argent. Le bilan pour l’Europe est probablement positif du fait de l’apport d’une main d’œuvre sur quelques années, apport compensé plus ou moins par le coût du voyage et des études, en général supporté par le pays d’accueil. Si le jeune revient chez lui et y développe une activité productive, alors on pourra dire que le résultat a été positif. Il y a des si dans cette estimation…
Nous allons voir que dans le cas de la migration illégale, l’apport semble nettement plus bénéfique pour le pays d’accueil que pour le pays de départ. En effet, pour réussir à traverser le Sahara, puis la Méditerranée, et pour franchir les frontières, il semble indispensable de payer des passeurs. Aujourd’hui, d’après de nombreuses sources, le coût du passage est estimé entre 5000 et 7000 euros. Dans des pays, où le salaire moyen oscille entre 100 et 150 euros par mois, une telle somme ne peut venir d’économies constituées à partir d’un travail salarié : en gros, il faut vendre du capital, souvent productif, comme des champs ou une automobile, pour parvenir à une telle somme. Autrement dit, le pays de départ engage des capacités de travail productif et du capital pour constituer des rentes futures. En matière d’enrichissement, cela peut sembler logique : au niveau mondial le capital génère maintenant plus d’argent que le travail. Mais en matière de développement du pays de départ, il est évident qu’il aurait mieux valu engager sur place ce capital et ce travail. Pour le jeune, le coût est épouvantable.
Ayant pu observer les deux bouts de cette chaîne mondiale de valeur, nous avons pu observer en Afrique des jeunes garçons oisifs, gais et se plaignant d’une absence d’opportunités de travail satisfaisantes. Puis ces jeunes traversent le désert. La règle est que les passeurs laissent ses passagers dans le désert à plusieurs kilomètres des frontières en leur donnant rendez-vous de l’autre côté de la frontière. Ainsi les passeurs ne sont jamais pris. En revanche, les jeunes peuvent être pris et torturés à la frontière. Ils peuvent aussi se perdre ou mourir dans le désert. Arrivés à la Méditerranée, ils sont mis de force dans des bateaux trop chargés, lesquels n’ont guère de chances de parvenir d’eux-mêmes à destination. On estime qu’un quart d’entre eux meurent en route dans les traversées des déserts ou des mers. Auparavant, ils auront pratiquement tous subis des sévices sexuels et des tortures qu’on peut supposer commandités par les passeurs eux-mêmes, afin que ces jeunes sachent à quel point ils peuvent être durs s’ils ne remboursaient pas leur voyage dès qu’ils le pourront. On le voit, les premiers gagnants, en terme monétaire, sont les passeurs. Les jeunes qui sont partis gais et solidaires, arrivent brisés et solitaires. Ils sont démolis. Mais, ils constituent de ce fait des élèves puis des travailleurs dociles dans les pays d’accueil.
Cette migration d’Africains subsahariens est loin d’être idéale en matière de développement. Elle constitue une continuation directe de la traite des esclaves des 18° au début du 20° siècle. Elle apporte à l’occident une main d’œuvre docile car brisée et sans possibilité de fuite. Il faut bien tenter d’améliorer les conditions d’accueil pour ceux qui parviennent jusqu’à nous, d’ailleurs, dans de nombreuses villes les pouvoirs locaux et les initiatives citoyennes ont été considérables. Mais, le problème le plus urgent est de venir à bout de cette filière de destruction d’une jeunesse, afin de la transformer en sous-prolétariat docile.
Universitaires Sans Frontières a une vision autre du développement. Il s’agit pour nous d’une action qui doit avoir lieu sur place, à l’initiative d’acteurs locaux. L’action d’USF vise à apporter, à leur demande, des ressources qui leur manquent en fonction de notre éthique et de nos capacités. Si nos interlocuteurs nous paient, ils maîtrisent ce développement, quand bien même une grande partie de notre activité consiste à les aider à obtenir des financements internationaux. Si nous avons plus de demandes que de capacités de réponses, cela signifie que, malgré le coût en temps et en argent, pour l’unité d’accueil, les bénéfices sont évidents et rapides. Nous aidons des institutions universitaires à monter dans les classements mondiaux et nous les rendons plus autonomes financièrement et intellectuellement. En tentant d’accroître les liens de ses universités avec les tissus économiques locaux nous voulons contribuer à une réduction de la fuite de ces cerveaux, et forces de travail qui constituent un des principaux obstacles au développement, même si nous savons bien qu’il existe dans ces pays bien d’autres entraves au développement. Dans ma propre carrière de chercheur, les travaux auxquels j’ai pu contribuer ont montré à l’envie que les décollages économiques étaient toujours liés à une force de travail qualifiée et non qualifiée et disposée à travailler[4]. Il est évident que les rêves d’un ailleurs meilleur ne favorisent pas cette disposition, d’autant plus que cet ailleurs se révèle plus comme un enfer que comme un paradis.
Alors oui, si nous sommes favorables aux échanges culturels et aux voyages initiatiques et formateurs des liens entre les peuples, nous ne souhaitons pas que ce type de migration de jeunes continue. Elle constitue de facto un néo colonialisme qui plait aux bonnes âmes mais creuse les inégalités entre pays pauvres et pays riches.
Notes :
La principale source de cette tribune provient de militantes volontaires au sein de l’association lyonnaise Association Mineurs Isolés Etrangers, laquelle entre 2016 et 2023 a accueilli plus de 3500 jeunes subsahariens migrants illégaux, dont 95 % de garçons. Le but de cet accueil était de les aider dans des démarches pour bénéficier d’une prise en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance et aussi obtenir leur inscription dans des établissements scolaires. Pour cela, beaucoup de ces jeunes étaient amenés à raconter l’histoire de leur vie et les circonstances de leur départ, ainsi que les avanies du déplacement de leur lieu de naissance à Lyon.
Le raisonnement central de mon analyse repose sur la mise au travail des populations dans le régime polygame (polygynie). Pour le gouvernement central canadien, la polygynie est contraire au droit international en ce qu’elle crée un déséquilibre entre les droits des femmes vis à vis des hommes et donc est à prohiber en toute situation[5]. Un long rapport détaille les effets délétères de la polygynie dont l’ampleur varie selon les régions mais semblent particulièrement négatifs en Afrique centrale et occidentale (subsaharienne). Le rapport confirme nos constats selon lesquels les pères y sont plus indifférents à leurs enfants, et réciproquement. Les enfants y ont une moins grande estime d’eux.
Pour Gilbert ETIENNE [6], c’est bien l’Afrique subsaharienne qui est le foyer principal du sous-développement à travers les âges. Il introduit un parallèle entre ce qui se passe en Afrique et en Asie, et avec les colonisateurs qu’ils soient européens ou japonais. Le fait que la décolonisation se passe presque sans heurts (à l’exception notable de la Guinée) n’empêche pas cette région de rester mal partie selon les termes de René DUMONT [7], pour ETIENNE elle ne pouvait que mal partir : « La colonisation avait duré moins d’un siècle la plupart des cas, délai court si l’on ne prend en compte que les efforts de développement qui s’amplifient à partir de 1945 »(op cit p 32).
L’ouvrage fait tomber un peu toutes les théories qui donnent des recettes pour sortir un pays du sous-développement. Il remarque cependant que la construction d’infrastructures, notamment de route est une aide considérable au développement, bien plus que les aides directes. Il note aussi que ni la corruption, ni le niveau de démocratie, ne sont l’explication des blocages. Il est même septique sur les niveaux d’alphabétisation. Tout cela à partir d’une compilation remarquable de statistiques ou de cas concrets. Il note que l’investissement direct étranger joue assurément un rôle dans les développements réussis, à condition que les Etats bénéficiaires s’assurent que ces capitaux ne pourront pas partir du pays du jour au lendemain. Le Chili et la Chine ont pris de telles assurances et ils ont évité les affres qu’a connu l’Argentine. Il considère que dès que le développement commence, il incombe de s’assurer que la natalité soit contrôlée afin que la richesse créée permette une réduction de la pauvreté. Il reproche aux pays occidentaux de donner des leçons de morale inopportunes. Les politiques d’aide sont souvent contredites par un protectionnisme envers les exportations de produits peu transformés, notamment agricoles qui pourraient être à la base d’un développement. Pierre GOUROU[8], comme le rappelle Gilbert ETIENNE (op cit p 18) compare des régions géographiquement assez semblables : les plateaux du Tamil-Nadu et ceux de l’Afrique centrale orientale. Avec des régimes hygrométriques assez semblables les premiers font vivre 200 personnes au km2 quand l’Afrique n’en fait vivre que 3 ou 4. GOUROU donne à cela une explication tellement poly-factorielle qu’il ne donne aucun levier dont pourrait profiter ces zones africaines (GOUROU p 16-17)
[1] Son reportage sera publié dans « Le Matin » à partir de mars 1930
[2] Sylvie FAIZANG et Odile JOURNET, (1988), La femme de mon mari : anthropologie du mariage polygamique en Afrique et en France, L’Harmattan, 174 p.
[3] Doris BONNET, Daniel DELANOE (2019), Motifs de départs des jeunes migrants d’Afrique subsaharienne, Journal des Africanistes N°89-2
[4] Jean Ruffier (2006), Faut-il avoir peur des usines chinoises ? Compétitivité et pérennité de l’atelier du monde, L’harmattan, Paris, 186 p.
[5] Gouvernement central du Canada : La polygynie et les obligations du Canada en vertu du droit international en matière de droits de la personne https://www.justice.gc.ca/fra/pr-rp/autre-other/poly/index.htm
[6] Gilbert ETIENNE, (2003), Le développement à contre-courant, Presses de Sciences Po, 148 p.
[7] René DUMONT, (1962), L’Afrique est mal partie, Ed du Seuil
[8] Pierre GOUROU, (1991), L’Afrique tropicale : nain ou géant agricole, Flammarion